Paol Keineg, Abalamour

POÉSIE

L’évolution créatrice, un article de GÉRARD NOIRET

Passé le cap des œuvres choisies, la tentation est grande, pour beaucoup, de compléter le travail déjà accompli, de prolonger un sillon. Certains, au contraire, se rangeant du côté de Michaux affirmant qu’il faut savoir écrire contre soi, profitent de ce carrefour pour se renouveler, pour sortir d’eux d’autres voix que celle qu’ils ont pensé, à un moment donné, être la leur. 

 PAOL KEINEG ABALAMOUR, Hauts Fonds, 96 p., 16,50 € 

Bien des années plus tard, alors que je m’empêtrais dans mes contradictions et que j’étais fatigué de me parodier – bref, je faisais du surplace – je me mis en tête d’écrire sous un autre nom, pour voir. Ainsi naquit en Caroline du Nord Yves Dennielou, auteur du Mur de Berlin ou « La Cueillette des mûres en Basse-Bretagne », poème qui resta inachevé jusqu’à ce que je le propose à Jacques Josse… Amusé et complice, Jacques non seulement publia Dennielou, mais aussi, ultérieurement Cahann Lagatu et le Journal d’un voyage à pied le long de la rive sur la rade de Brest en hiver. Hélas, ce dont je rêvais n’a pas eu lieu : qu’on me loue sous le nom de Dennielou ou de Lagatu et que simultanément on me descende sous le nom de Keineg… » 

Abalamour est un livre qui rassemble six textes (deux par « auteur » si l’on compte la préface), un peu comme dans une variante de la forme anthologie. Lecteur de Pessoa depuis 1977, Keineg n’a pas voulu suivre à la lettre le mode d’emploi habituel des hétéronymes. S’y conformer aurait fait glisser son livre du côté de la répétition techniciste d’un dispositif intimement lié à une autre manière de vivre l’écriture.

« On pourrait voir en ces jeux de demi-masques des enfantillages. Il n’en est rien. Un changement de nom procure un effet libérateur en certaines circonstances, même si, à la différence de Pessoa, je ne me suis pas préoccupé de donner une histoire plausible ou facétieuse aux deux hétéronymes. Ceuxci n’ont pas été choisis au hasard, et il n’échappera à personne que les trois noms puisent à la même source… »

Se souvenant qu’à l’origine il s’appelait Paol Quéinnec, il a profité de l’impulsion et de la liberté que génère un changement d’identité pour varier la vitesse d’écriture, l’importance des intervalles à l’intérieur du vers, la durée de vibration des images et donc la manière d’être de son poème. Sans pour autant risquer de renouer avec la littérature en cherchant à inventer la biographie d’un autre.

C’est faire trop de cas 

de la vision des vainqueurs, 

ma mère lisait 

totalement contre nature. 

Abondance d’organes sexuels 

au jardin, belle leçon de chose

juste avant le bulletin de la météo. 

L’ouragan a fait tomber les nids – 

loin, très loin des objets de la dérision, 

dans les bruits de la ventilation 

mon goût pour la musique nouvelle. 

Si l’on prend comme unité de base les distiques signés Keineg (Quatre à quatre), on perçoit chez Dennielou une poétique qui, elle, continue d’être portée par le chant, le développement lyrique et la volonté d’articulation. Dans Le Mur de Berlin aussi bien que dans Abalamour, c’est-à-dire dans les vers autant que dans les versets, le travail poétique passe par le déploiement et l’articulé.

… ne pas rester sur place, surtout ne pas trop s’éloigner, je 

cours dans les bois de Caroline du Nord, au milieu des oiseaux 

on entend la sonnerie des téléphones, j’évite d’un bond un long 

serpent vert, 

écrire mal c’est ça qu’il faut, parce qu’on est con vaincu que 

toute littérature est de la cochonnerie, mais alors toute la prose et 

toute la poésie, dans le bois où je cours les beautés courent, en 

plusieurs langues, 

et comme il n’y a ni faune ni nymphe sous les kilomètres de 

verdure, je prête au long serpent vert une délicatesse de mœurs, 

des mouvements fins qui font des dessins dans la poussière, ce 

que le serpent écrit… 

À l’inverse, Lagatu met en jeu une écriture toute en retenue qui utilise le blanc comme un moyen d’empilement de monostiches et non comme un lieu de propagation permettant à la suggestion d’opérer. Et cela, allié à un humour féroce (qui fait sonner d’une manière grinçante le titre général), suffit à tordre le cou à l’éloquence comme à contenir le peaufiné du haïku qui tente ici et là de faire resurgir le poétique.

Mon père va mourir : la nuit retarde, pas encore le printemps. 

À Prioldi, je lève mon verre de gros rouge à Yan Mei. 

Le gravier sous les pieds avertit qu’on arrive dans l’île. 

À marée basse, le camion rouge livre un frigo dans l’île. 

À consulter les histoires de la poésie contemporaine, à se pencher sur les auteurs de ces deux dernières générations retenus par les spécialistes, le constat est simple : Keineg existe comme curiosité venue de Bretagne et n’est pas mis à sa place. Il s’agit non pas d’un oubli ou d’une méconnaissance, et pas forcément d’une censure, mais d’une négation induite par une définition relevant du classicisme et du structuralisme (analyserait Meschonnic), qui en amont de ses choix produit des catégories (celle, par exemple, de « régionalisme ») pour invalider naturellement les formes de création dérogeant à ses critères. Du Poème du pays qui a faim (PJO,1967) à Abalamour, en passant par Boudica, Taliesin et autres poèmes (Maurice Nadeau,1980) et Triste Tristan (Apogée, 2003), Keineg est un des poètes français où l’éthique, le politique, l’aventure d’être sont portés au plus haut par un langage râpeux et une exigence en perpétuelle évolution.

PAOL KEINEG ABALAMOUR, Hauts Fonds, 96 p., 16,50 €

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